Entendez-vous passer dans l'obscurité, par-dessus les grands bois et les campagnes désertes, la rafale de nuit ? Elle courbe la cime soudain inquiète des chênes, elle fait craquer les cahutes dans leurs jointures, elle secoue même votre fenêtre fermée, puis elle s'en va gémir et mugir dans les gorges des monts. Emportée par une traînée noire, c'est la Chasse Sauvage, la Chasse Volante, la Chasse Nocturne.
Henri Dontenville
Connue à travers tout le territoire français (et plus particulièrement dans le Nord et le Centre), la Chasse Hennequin fait entendre dans les airs, ou bien parfois sur terre, au cours de certaines nuits particulièrement tourmentées, ses fantastiques chevauchées, les appels des hommes, le hurlement des trompes, l'aboiement des chiens ...
Elle peut aussi se faire entendre (ou voir) au clair de lune, voire en plein jour, ou encore se manifester, plus subtile, plus sournoise, à travers le cri des oiseaux migrateurs, comme George Sand le relève dans La Mare au diable : "C'est le temps des bruits insolites et mystérieux dans la campagne. Les grues émigrantes passent dans des régions où, en plein jour, l'oeil les distingue à peine. La nuit, on les entend seulement ; et ces voix rauques et gémissantes, perdues dans les nuages, semblent l'appel et l'adieu d'âmes tourmentées qui s'efforcent de trouver le chemin du ciel, et qu'une invincible fatalité force à planer non loin de la terre, autour de la demeure des hommes ».
Mais la tradition semble préférer à cette interprétation romantique une insertion dans un calendrier rituel. Claude Lecouteux relève que la Chasse sauvage coïncide avec des moments clefs de l'année, certaines périodes de transition, de passage où les morts ont coutume de revenir sur terre, et où l'on cherche à se concilier leurs faveurs : les douze jours par exemple, ou la semaine sainte. Constatant la grande variété des manifestations pouvant se réclamer de la chasse sauvage, il préfère s'en tenir à cette définition : « La Chasse infernale est une troupe de morts dont le passage sur terre à certaines dates est accompagné de divers phénomènes. »
L'origine du mot "hennequin/hellequin" reste incertaine. Elle a suscité bien des hypothèses, qu'il ne faut peut-être pas opposer, la polysémie permettant de supposer que les assonances ont pu se répondre et se conforter les unes les autres, ce que semble d'ailleurs suggérer la diversité des désignations populaires :
- Il semble qu'il faille rattacher "herlequin" du nom de Herla, souventé présenté comme le meneur de la Chasse (que l'on retrouve sous le nom de Herle dans Les joyeuses Commères de Windsor de Shakespeare).
- La Chasse sauvage a été assimilée aux manifestations médiévales du charivari, en évoquant le vieux français herler, "faire du tapage".
-On a pu, à tort apparemment, rapprocher "hellequin" du nom de la déesse scandinave des morts, Hel
- Le Moyen Age a pu l'interpréter en "karlekin", autrement dit Charles V (Charles Quint).
- P. Paris et Génin le rapprochent du nom du cimetière des Aliscamps en Arles, et Génin suggère aussi Erlenkoenig, « roi des aunes »
- Diez propose le néerlandais helleken, hellekin, du germanique helle, "enfer". Hellequin renverrait donc à un "train d'enfer".
- Henri Rey-Flaud y voit par contre "une déformation de "Harila-king", d'après heer, "armée" : Hellequin désignerait le "roi des armées", autrement dit Wotan.
- Philippe Walter propose d'y retrouver le coq (germanique i>han, henne et le chien (normand quin, des animaux symbolisant respectivement le retour à la vie et l'entraînement vers la mort.
- Il pourrait tout simplement s'agir du personnage historique Hoillequin, Hellequin ou Hernequin, comte de Boulogne, qui combattit les Normands au IXème siècle et qui fut le héros d'une chanson de geste. Walter Scott en rend compte en ces termes : "Méprisé de son souverain, attaqué par ses vassaux, le comte Hellequin prit un parti désespéré, et accompagné de ses fils et de ses écuyers (de sa mesnie, comme l'on disait alors), il se fit chef de brigands et ravagea le pays. Longtemps vainqueur des troupes impériales, Hellequin et sa mesnie périrent enfin dans un combat sanglant. En punition de leurs fautes, le chef et les compagnons furent condamnés à errer jusqu'au jugement dernier, sans renoncer cependant à leurs moeurs guerrières et à leurs luttes anciennes." (cité sur le site Internet d'Imago Mundi)
- Maisnie (ajouté tardivement au mot hellequin) désignait un ménage, une famille, la gens latine, ou un cortège. En ce cas, le mot suggère plus une sorte de sarabande diabolique dans le ciel qu'une chasse proprement dite.
- Le mot Hellequin a fini par désigner un personnage démoniaque, et le déchaînement endiablé de la Chasse a finalement été réinterprété, de façon très fantaisiste, par la commedia dell'arte, sous la forme du personnage bouffon d'Arlequin.
La Chasse Hennequin est désignée, selon les régions, sous une multitude de noms. On peut en relever un certain nombre, bien que les frontières, évidemment, restent perméables :
- Chasse-Hellequin ou Herlequin (Ardennes), Hannequin ou Helkin (Anjou), Hennequin (Vosges, où il s'agit d'une troupe de musiciens invisibles dont on se protège en se couchant à plat-ventre et en invoquant saint Fabien), ou Annequin (Normandie), Ankin (Maine, où elle désigne, peut-être en référence à l'Ankou breton, les âmes en peine qui reviennent quémander des prières), Héletchien (Basse-Normandie)
- Maisnie, Maisnieye, Menée ou Mesnie Hellequin, Helquin ou Herlequin (Normandie) , Hennequin, Hannequin, Haquin
- Chasse du Grand Veneur (Fontenaibleau, Cantal)
- Chasse volante (Corrèze, Saintonge, Périgord)
- Chariot Volant (Bretagne)
- Chasse sauvage (Alpes, Franche-Comté, Alsace), dont le chasseur est Huperi (de hupen, « cri »), Hüstcher Hubi, Freischütz ou Nachtgœger
- Grande Chasse (Lorraine, Ardennes)
- Chasse à Bader, Baudet ou Bodet (Berry), où c'est Diable qui conduit les damnés en enfer
- Chasse à Rigaud ou à Ribaut (Berry, Creuse)
- Chasse Bourriquet, Briguet (bords de Loire, Touraine) où ce sont des chiens ailés qui poursuivent les paysans attardés
- Carrasse du roi Hugon (Touraine)
- Chasse Malé, Mare ou Maro (Maine)
- Chasse à l'Humaine (Ille-et-Vilaine)
- Chasse au grand bois (Champagne, Vosges)
- Chasse Proserpine, Chéserquine, Mère Harpine (Normandie)
- Chasse-Gallery ou Galerie (Charentes, Vendée, en souvenir d'un baron du Bas-Poitou, chasseur invétéré, dur pour ses sujets, qui ne respectait pas le dimanche, ou bien d'un fameux brigand sous Henri IV), Galière (Creuse), Gayère (Bourbonnais)
- Chasse Valory (Bas-Maine où l'on raconte que c'est le comte de Valory qui rapporte des nouvelles de l'autre monde après avoir plaisanté de son vivant avec le seigneur de la Pihorais sur la vie future)
- Chasse galopine (Poitou, où elle est composée d'enfants morts sans baptême, poursuivis par le Diable)
- Chasse Maligne (Forez, Bourbonnais, où c'est le Diable qui poursuit les âmes des mourants)
- Haute Chasse
- Chasse du roi Arthur (Gascogne, Haute-Bretagne, Normandie, Guyenne, comté de Foix), Artu (Maine, Ille-de-Vilaine), Artui (Mayenne, Normandie) ; Chassartue (Fougères), Deourey Artus (Guyenne, Gascogne, Bretagne, Normandie) : le Perceval en prose suggère qu'après sa mort et en attendant son retour, on entend parfois le roi Arthur chasser avec ses chiens
- Chasse du Diable (Normandie)
- Chasse du Peut ou du Diable (Côte-d'Or)
- Chasse du roi Hugues (Touraine)
- Chasse Caïn ou Cache de Caïn (Normandie, où elle annonce un malheur, une mort)
- Chasse Macchabées ou Macâbre (Blois, où le chasseur n'est autre que Thibault le Tricheur, comte de Blois)
- Chasse des Avents (Bourgogne)
- Chasse des revenants ou Chasse du Piqueur noir (Nivernais)
- Chasse Macabre (Orléanais)
- Bourrasque des morts (Corse)
- Chasse royale (Forez)
- Chasse du roi Hérode (Bresse, Franche-Comté, Périgord où elle est signe de catastrophes)
- Chariot ou Chasse du roi David (pays de Retz, où le roi, poursuivant le cerf le dimanche pendant la grand messe, tomba dans le Tenu)
- Chasse du roi Salomon (Pays Basque)/b>
- Chasse d'Oliferne (Franche-Comté)
- Chasse Saint-Hubert (Normandie, Morvan, Haute-Bretagne)
- Chasse de Saint-Eustache (Normandie)
- Mau-Piqueur (forêt du Gavre, en Loire-Atlantique)
- Sabbat (Auxois)
- Chasseur Noir (Vosges)
- Mauvais Chasseur (Roussillon)
- Chasse de Wotan (pays germaniques)
- Armée furieuse, sauvage, hurlante (Alsace et Allemagne)
On dit que la chasse Hennequin, chasse infernale s'il en fut, rassemble des âmes errantes condamnées à revenir en ce monde pour y expier leurs fautes (le plus souvent des actes sacrilèges, contraires aux injonctions de l'Eglise, comme le fait de préférer la chasse à la messe dominicale). On peut aussi imaginer que les paysans projetaient dans de telles visions les déprédations et humiliations subies de la part de seigneurs qui, chassant, passaient à travers les blés et foulaient les moissons. Bertrand Hell par contre reconnaît dans ces chasseurs sauvages ceux qui n'ont pas achevé leur cycle de vie, les enfants, les suicidés, les femmes mortes en couches, les victimes d'accidents : "La chasse sauvage est assimilée à un rassemblement des âmes ; la chevauchée surnaturelle doit regrouper la foule des revenants privés de passage dans l'au-delà." Ces âmes sont pourchassées par des troupes de démons, et elles peuvent tout juste, pour échapper un temps aux esprits malins, prendre un peu de repos sur les croix des carrefours avant de reprendre leur pénitentielle cavalcade. Celles qui pourront rejoindre le royaume des élus se sauveront, mais celles qui seront attrapées seront damnées à jamais. C'est ainsi que des chasseurs impénitents se voient contraints de poursuivre jusqu'à la fin des temps (ou seulement 1000 ans) le gibier qu'ils cherchaient à traquer, à moins que ce ne soit le gibier lui-même qui, renversant les rôles, ait entrepris de les harceler. Et c'est tout naturellement que cette horde de chasseurs sauvages, de morts revenant des enfers, circule sur des chevaux, animaux psychopompes par excellence. Le motif de la Chasse Sauvage exprime évidemment la peur qui, dans les tourmentes orageuses, vous maintient, tout tremblant, au creux des masures remuées par le vent, et l'on y projette tout ce qui peut paraître maudit, menaçant pour la société et le bon ordre moral. Mais l'idée d'expiation qui l'accompagne a certainement été introduite par le christianisme. On peut supposer qu'elle n'existait pas à l'origine, et que les personnages historiques qui lui ont été associés par la tradition populaire ne constituent qu'une greffe sur une légende préexistante. Bertrand Hell y voit une manifestation du « sang noir », l'effet d'un ensauvagement, d'une fureur à mettre en rapport avec la rage, l'omophagie (la consommation de viande crue) et certaines pratiques cultuelles. A la façon du loup-garou, le chasseur maudit se laisse entraîner au-delà des interdits qui fondent la vie sociale. La chasse peut être menée par bien des personnages : un géant armé d'une massue, un seigneur impie, le Diable en personne, voire dans le Jura une dame blanche. Il peut aussi s'agir de Caïn ou d'Hérode, quand ce n'est pas le Diable en personne, ou encore le roi Arthur que la mémoire populaire voue à la damnation et dont le Lancelot en prose dénonce la conduite immorale (il aurait même été excommunié pour adultère). Mais si l'on y voit aussi des enfants morts sans baptême qui recherchent le chemin du Ciel ou de simples pécheurs, c'est le plus souvent une passion exacerbée pour la chasse et la transgression de tabous qui y sont attachés, lesquelles se trouvent ainsi sanctionnées. Au même titre que la rage, on peut dire que la Chasse sauvage est contagieuse, objet à la fois d'horreur et de fascination. Il est recommandé de rester bien à l'abri lorsqu'elle passe, et de s'en protéger avec le signe de croix, ou en traçant un cercle autour de soi. Si l'on se trouve sur son chemin, on risque d'être renversé et foulé aux pieds. Entendre la chasse passer est toujours plus ou moins funeste : elle est annonciatrice de malheur, de mort, ou de damnation. Et il faut surtout se garder de demander sa part de la chasse, car on peut alors voir tomber à ses pieds un membre humain fraîchement arraché et sanguinolent, le corps d'un enfant mort-né, voire la moitié d'un cadavre de femme. Quiconque la voit risque fort d'être entraîné, d'autant plus qu'il se voit souvent proposé un cheval pour la suivre. Certaines périodes sont particulièrement propices à l'apparition de la Chasse sauvage. Ce sont naturellement les moments de transition durant lesquels les morts visitent la terre des vivants, à commencer par le solstice d'hiver : Noël et les douze jours. La Chasse Hennequin rejoint d'autres thèmes : la migration des âmes soulevant la tempête ou le charivari carnavalesque qui, selon Claude Gaignebet, fait circuler les vents. La christianisation du thème, qui y voit une armée de damnés condamnés à errer, ne peut pas masquer des composantes plus anciennes où les morts reviennent, non sans danger, visiter notre monde pour lui accorder la fertilité. Même si le thème est largement répandu dans toute l'Europe, on ne peut manquer de relever un lien avec l'univers germanique : le chasseur sauvage pourrait représenter le dieu Wotan chevauchant le cheval à huit pattes Sleipnir. C'est également la chasse, ou l'armée d'Odin, qui entraîne les guerriers morts au combat vers le Walhalla. Il s'agirait alors d'une chevauchée glorieuse, que la christianisation aurait interprétée dans un sens maléfique.