Au-delà de l'aspect décoratif et moralisateur de la Sirène, la redondance de ce personnage dans l’iconographie médiévale et dans les contes populaires semble vouloir suggérer des implications plus complexes qui demeurent attachées à ses origines grecques, orientales ou celtiques. Quoique morphologiquement asexuée, la Sirène est une figure de la féminité en ce qu'elle présente de menaces pour la morale, et conforte ainsi une défiance qui a traversé les siècles : séductrice et porteuse de mort, elle a souvent été assimilée au personnage de la prostituée (qui elle aussi, sur les tapisseries de l'Apocalypse d'Angers, peigne ses cheveux devant un miroir). Sophocle déjà notait que les sirènes tuent par enchantement, dans la volupté. Et Claudien, au IVème siècle parlait ainsi de ces « doux fruits de la mer » : « Leur musique sacrée, aimable danger de la mer, représentait une terreur agréable parmi les vagues ... Les marins ne désiraient plus emprunter le chemin sans danger du retour. Mais ils ne souffraient pas ; la joie elle-même apportait la mort. » Elles incarnent en fait la double nature, subtile et bestiale, aimante et cruelle de l'être humain nageant dans les eaux primordiales des origines et de l'inconscient. Comme pour Mélusine, la partie visible du corps de la Sirène, celle qui émerge au-dessus de l'eau, n'est que charme et volupté, tandis que sa part animale, secrète, froide et écailleuse, mais tout aussi réelle et essentielle, reste dissimulée aux regards. Elle matérialise « les reflets changeants de nos désirs et de nos craintes les plus profondes » (Edouard Brasey). Fulcanelli, dans Les Demeures philosophales, avance une interprétation alchimique de cette dualité : « La sirène, monstre fabuleux et symbole hermétique, sert à caractériser l'union du soufre naissant, qui est notre poisson, et du mercure commun, appelé vierge, dans le mercure philosophique ou sel de sagesse. » Car elle ne séduit pas seulement par sa beauté physique et la suavité de son chant, mais également en proposant la connaissance de toutes choses, la sagesse et l’harmonie des sphères célestes, selon Platon. Le serpent de la Genèse n’est pas bien loin. La révélation, ou la perdition, demande la mise en sommeil de la vigilance diurne. Dante dans la Divine Comédie s’assoupit avant de rencontrer la Sirène, et c'est de préférence aux hommes endormis sur leur bateau, subjugués par la mélodie de leurs chants, que les Sirènes s'attaquent : telles les forces de l'inconscient qui menacent celui dont la raison s'endort, elles en profitent pour les dévorer ou les attirer au fond de la mer. Mais la Sirène n'est pas seulement tueuse, elle est aussi pychopompe (elle figurait sur certaines tombes antiques). Plutarque d’ailleurs notait : « Le chant des Sirènes, loin d'être inhumain et meurtrier, apporte aux âmes migrant de la terre vers l'autre monde, et qui errent après la mort, l'oubli de ce qui est éphémère et un amour de ce qui est divin. Et les âmes, captivées par l'harmonie de leurs chants, suivent cette part divine et s’attachent à elle. » Elle se confond avec les éléments, les formes changeantes et éphémères de la nature, mais elle reste dénuée d’âme. C'est pourquoi elle aspire, à la façon de Mélusine, à la condition humaine susceptible de la conduire à la félicité éternelle, et pour cela elle doit être unie à un homme, afin d'acquérir une âme humaine et ainsi l'immortalité (à moins qu'elle ne fasse perdre son âme à son amant). Et là aussi elle personnifie l'image traditionnelle de la femme : un grand besoin d'amour, la tristesse de se voir ignorée (ce sont ses larmes qui expliquent que la mer est salée) et sa terrible vengeance lorsqu'elle se voit délaissée.
Sirènes-oiseaux, dans l'église de Brion (49)