Le roi Gradlon était un de ces chefs de clan, pirates et conquérants, qui, en prenant fait et cause pour les Bretons contre les Germains envahisseurs, devenaient quelquefois conans ou rois de tout le pays d'Armor. Jeune encore, il avait passé en Grande-Bretagne ; il avait guerroyé chez les Camhriens contre les Saxons ; il avait poussé jusque chez les Pictes et les Scots. De sa dernière expédition dans le Nord, il avait ramené un cheval noir et une femme rousse. Le cheval, qui s'appelait Morvark, était superbe et indomptable. Il ne se laissait monter que par la reine Malgven et par le roi Gradlon. Lorsque d'autres le touchaient seulement, il se cabrait en frémissant ;sa crinière se hérissait toute droite sur son cou, et il fixait les gens de ses beaux yeux noirs, presque humains, mais farouches, pendant qu'une flamme légère semblait sortir de ses naseaux, si bien qu'on reculait épouvanté. Non moins redoutable et belle était la reine du Nord, avec son diadème d'or, son corselet en mailles d'acier, d'où se dégageaient des bras d'une blancheur de neige, et les anneaux dorés de sa chevelure, qui retombaient sur son armure d'un bleu sombre, moins bleue et moins chatoyante que ses yeux. De quel exploit, de quel crime ou de quelle trahison cette proie splendide était-elle le prix ? Personne ne le sut jamais. On disait que Malgven était une magicienne, une Sène irlandaise ou une Saga scandinave qui avait fait périr son premier possesseur par le poison, pour suivre le chef armoricain. Triomphante, heureuse, elle régnait sur le coeur de Gradlon. Mais à peine celui-ci fut-il devenu roi de Cornouailles, que Malgven mourut subitement, ne laissant au roi qu'une fille née en mer pendant leurs aventures, et qui s'appelait Dahut.
A partir de ce moment, le roi tomba dans une tristesse noire. Il se plongea dans le vin et la débauche, mais sans parvenir à oublier Malgven. Cependant Dahut grandissait et ressemblait à sa mère. Seulement sa beauté avait quelque chose d'effrayant. Sa peau était plus blanche, sa chevelure d'un roux plus foncé. Son oeil changeant comme la mer roulait des désirs plus immenses et lançait des éclairs plus prompts. Elle seule avait le don d'égayer Gradlon. En la regardant, il croyait revoir MaIgven. Quelquefois, la main enroulée dans les cheveux fauves de sa fille, ses yeux las, perdus dans les yeux étincelants de vie de Dahut, il lui disait : « Ah ! fille de mon beau péché, perle de mon noir chagrin, par toi seule je tiens à la vie ! » Elle lui souriait, dangereusement enjouée : mais dans ses yeux, son âme reculait en un rêve insaisissable et trouble. Elle prit sur son père un empire absolu. Toute petite, elle éprouvait pour l'Océan une singulière attraction. Sitôt qu'elle l'apercevait de loin, ses yeux, ses narines se dilataient. Elle en respirait les effluves et semblait vouloir se précipiter vers les plages. Afin d'être plus près de son élément préféré, elle persuada à Gradlon de faire construire une ville, au bord de la mer, dans une grande et magnifique baie qui regarde l'Océan, tout au bout de l'Armorique. Le roi y consentit. Des milliers d'esclaves furent employés à ce travail. On construisit une digue immense pour protéger la ville contre les flots, et derrière cette digue un bassin destiné à recevoir les eaux de l'Océan dans les grandes marées. Une écluse était pratiquée dans la digue ; en l'ouvrant à la marée montante, on laissait entrer l'eau nécessaire au renflouement des barques. On la fermait à marée haute pour ne la rouvrir qu'au reflux. Alors le bassin se vidait et on pêchait à foison sur la vase monstres marins et poissons.
Dahut fit construire pour elle et son père un palais magnifique, dominant la ville, sur un rocher, au bord de la mer. Quelquefois, quand le soleil couchant enflait la vague, les pêcheurs voyaient, de loin, une forme blanche descendre sur la plage déserte, au pied du rocher couronné par les tours massives du château royal. C'était Dahut, qui voluptueusement se baignait dans cette crique sauvage et se livrait à de singulières incantations avec son élément favori. Après s'être longtemps jouée sur les vagues, comme une sirène, elle en sortait lentement, et toute nue, debout sur le sable fin, luisante comme la nacre, elle peignait ses longs cheveux roux en laissant ruisseler l'écume sur ses flancs et en chantant un chant sauvage. Un soir, le vent apporta ce refrain aux oreilles d'un pêcheur :
« Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, roule-moi dans ton flot. Je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu !
« Sur un beau navire, au milieu des vagues, ma mère m'a enfantée, au milieu des vagues vertes et transparentes. Quand j'étais petite, tu mugissais sous moi, tu me berçais sur ton large dos et tu grondais, furieux. Mais quand je passais la main sur ta crinière, tu t'apaisais dans un murmure délicieux.
« Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, roule-moi dans ton flot. Je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu !
« Toi qui retournes comme tu veux les barques et les coeurs, donne-moi les beaux navires des naufragés, les navires pleins d'or et d'argent ; donne-moi tes poissons nacrés, tes perles d'opale ; donne-moi surtout le coeur des hommes farouches et des pâles adolescents sur qui tombera mon regard. Car, sache-le, aucun de ces hommes ne se vantera de moi. Je te les rendrai tous et tu en feras ce que tu voudras. A toi seul j'appartiens tout entière !...
« Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, roule-moi dans ton flot. Je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu !... »
Un jour, après avoir chanté ainsi, Dahut jeta une bague dans les flots. Une lame vint mouiller ses pieds et l'enveloppa jusqu'à la taille.
La ville d'Ys prospéra et devint la plus riche de Cornouailles. Le vieux roi Gradlon vivait au fond du palais et ne sortait de sa mélancolie que pour se plonger dans l'ivresse. Sa fille Dahut gouvernait au gré de ses désirs. L'Océan jetait et brisait par centaines les navires sur ses côtes : on pillait les richesses ; les survivants du naufrage devenaient esclaves. Les pêches étaient miraculeuses. Le seul dieu adoré à la ville d'Ys était le dieu de Dahut, l'Océan. Tous les mois, on le célébrait par une cérémonie solennelle. Dahut, assise sur le rivage et entourée de la foule, trônait au milieu de bardes qui invoquaient le dieu terrible. Alors on ouvrait l'écluse, et le flot bouillonnant entrait. Lorsqu'on y jetait le filet, on en retirait des rivières de poissons. Pendant ce temps, Dahut distribuait à la foule ces coquillages roses qui passaient pour des talismans. En même temps, ses yeux parcouraient la foule et des pensées troubles y glissaient comme des vagues. Parfois ils se fixaient sur quelqu'un. Alors il semblait à cet homme que le crochet aigu d'un hameçon descendait dans son coeur et qu'une corde tendue par une main savante l'attirait doucement, mais sûrement, vers la fille du roi, qui le guettait. Bientôt il recevait un message de Dahut pour se rendre, la nuit, au château marin.
Ah ! ce château ! on en contait merveilles et terreurs. Du dehors, c'était bien une forteresse de pirates, plantée là pour narguer la mer. Mais au dedans, que se passait-il ? Personne n'avait jamais vu reparaître aucun des amants de Dahut. De temps à autre seulement, les gens du pays voyaient un cavalier, monté sur un cheval noir, traverser la nuit les campagnes avec un sac qui retombait des deux côtés de la selle. II gagnait au triple galop la pointe du Raz, au delà de la baie des Trépassés ; il jetait sa charge dans le gouffre de Plogoff. Pendant ce temps, Dahut s'oubliait aux bras d'un nouvel amant. Au risque de chavirer, des pêcheurs curieux rôdaient autour du château des Maléfices. De ses trous noirs sortaient des chants lascifs avec des huées et des lueurs d'orgie qui semblaient insulter à la colère du flot.
Malgré le mystère et la terreur dont s'enveIoppait Dahut, le bruit de ses crimes avait percé dans le peuple. Sourdement, les parents et les amis des victimes s'étaient ligués : la révolte grandissait. Un soir, à la nuit tombante, la foule, armée de fourches, de piques et de pierres, se présenta à la porte du château en vociférant :
« Roi Gradlon, rends-nous nos parents, nos frères et nos fils, ou livre-nous ta fille. C'est Dahut que nous voulons ! »
Pendant ce temps, Dahut, étendue sur une couche moelleuse, entre des colonnes de jaspe et des tentures de pourpre, se laissait aller à une langueur délicieuse, à une volupté toute nouvelle et presque attendrie. Une de ses mains jouait avec les cordes d'un luth dormant sur les coussins, l'autre errait, légère, dans les cheveux noirs et longs du page Sylven, agenouillé devant elle et qui la regardait éperdument.
« Sais-tu pourquoi je t'aime, toi ? lui disait-elle. Je n'ai peur de personne, car je sais que tous les hommes ont peur de moi. Je les hais tous quand ils m'ont tenue dans leurs bras. Pourquoi faut-il que je t'aime, toi, insensée que je suis ? Tu le sauras, écoute. Un jour, poussée par la curiosité, je voulus aller à Landévenec, au tombeau de saint Gwenolé, qui, disait-on, faisait des miracles. Mais au moment où j'entrai dans la crypte noire, ma lumière s'éteignit et, devant le sarcophage, j'aperçus un jeune homme tenant un flambeau. Il me regardait avec des yeux candides et farouches, comme tu me regardes en ce moment; mais sa main menaçante me défendait d'approcher. J'eus peur et je sortis. Un vieux barde de mon père m'attendait. Je rentrai avec lui dans la crypte, après avoir rallumé mon flambeau. Il n'y avait plus personne. Ma peur s'en augmenta et je demandai au barde ce qu'il pensait de ce signe. Il me dit : Si jamais tu rencontres quelqu'un qui ressemble à ce fantôme, détourne-toi de lui ; il te porterait malheur. En te voyant l'autre jour, à la porte de mon père, ton flambeau à la main. je vis que tu ressemblais, trait pour trait, au beau fantôme de la crypte. J'eus peur ... je frissonnai ... et voilà que je t'aime, en dépit du présage. Oui, je t'aime ! ne fût-ce que pour braver le saint ! Ils sont morts, les autres ... tous ; mais toi, je veux que tu vives. Qu'on essaie de t'arracher d'ici ! »
Les deux bras de Dahut se fermèrent follement sur le corps de Sylven ... Un craquement sinistre interrompit leurs baisers. On donnait l'assaut au château des Maléfices et les gens du roi répondaient par une grêle de pierres.
« Entends-tu, dit Sylven, ces cris féroces ? Ils te réclament pour te déchirer. Viens t'enfuir avec moi au bout de l'Armorique !
- Attends encore, dit Dahut. Monte à la tour et dis-moi la couleur de l'Océan. »
Sylven monta sur la tour et dit en revenant :
« Il est vert foncé, le ciel est tout noir.
- Tout va bien, dit Dahut ; laisse crier le peuple et verse-moi du vin dans ma coupe d'or. »
Au bout d'un instant, elle le renvoya sur la tour et Sylven dit en revenant :
« Le ciel devient blafard, l'Océan est fauve et blanc d'écume. Il bouillonne du large. Il monte ! il monte !
- Tant mieux ! s'écria Dahut avec un éclair dans ses yeux violets. Mon coeur se gonfle, il monte avec l'Océan ! Ah ! j'aime la tempête ! »
Comme un ramier palpite sous les griffes de l'épervier, Sylven frémissait délicieusement sous l'étreinte de la fille de Gradlon. A ce moment, il y eut un tel coup de bourrasque que la forteresse trembla. Sylven eut un sursaut : « Vraiment, dit-il, ce soir, l'Océan me fait peur ! »
Dahut poussa un rire éclatant, et, brandissant sa coupe d'or, elle en lança le contenu par la fenêtre :
« A la santé de l'Océan, mon vieil époux ! N'aie donc pas peur de lui. Il a beau rugir, ce n'est qu'un vieillard impuissant. Il écume de rage, mais je sais comment on le maîtrise. Je veux qu'il serve ma vengeance. Il ne t'aura pas comme les autres, l'Océan : C'est moi qui t'aurai, c'est moi qui te veux ! Car c'est toi que j'aime, toi seul, entends-tu ? Allons ! pour la dernière fois, monte sur la tour et dis-moi ce que tu vois. »
Quand Sylven revint, il était pâle comme cire.
« L'Océan, dit-il, est noir comme la poix. Il fait un bruit de mille chaînes. Ses vagues sont comme des montagnes avec des tours crénelées d'écume. »
En même temps, on entendit à la porte du château un cliquetis d'armes et de pierres lancées, et, au milieu de cent malédictions, ce cri :
« Mort à Dahut !
- Ils l'ont voulu ! dit la fille de Gradlon. L'heure est venue; je vais noyer la révolte avec la ville. Viens ! »
Sortie du château par une porte secrète, malgré le vent et les vagues, elle entraîna son page sur la digue.
« Tire la barre de l'écluse ! dit à Sylven la forcenée. »
A peine eut-il tiré la barre que l'eau, brisant l'écluse, se précipita par l'ouverture. Une vague immense emporta l'amant de Dahut. Celle-ci poussa un cri sauvage. Il lui sembla qu'on lui arrachait l'âme du fond des entrailles. Prise d'épouvante, elle n'eut que le temps de s'enfuir auprès de son père.
« Vite ! ton cheval ! L'Océan rompt ses digues ! L'Océan me poursuit ! »
Le roi Gradlon se jeta sur son cheval, et sa fille en croupe derrière lui. Déjà les grandes ondes déferlaient sur les murs submergés de la ville d'Ys. L'étalon MoIvark se mit à bondir sur les galets ; le flux courait derrière lui. Et, de loin, on entendait une voix terrible comme le meuglement de mille taureaux. Jaloux et furieux d'amour, l'Océan sauvage hurlait après sa fiancée. « Il me veut ! sauve-moi de lui, mon père ! » criait Dahut. Et le cheval se cabrait sur l'eau bouillonnante. Mais à chacun de ses bonds, une nouvelle lame lancée après lui éclaboussait la croupe du cheval et de la femme. Morvark galopait au pied d'immenses rochers. Déjà on ne voyait plus la plage ; toutes les criques écumaient, et les vagues bondissaient contre les falaises comme des licornes blanches. Dahut enlaçait son père toujours plus étroitement. Tout à coup une voix cria derrière lui : « Lâche le démon qui te tient ! » Mais Dahut, les ongles crispés dans la chair du vieux roi, suppliait haletante : « Je suis ta fille ! Ne jette pas au gouffre la chair et le sang de ma mère ... Emporte-moi, fuyons au bout du monde ! »
A ce moment, Gradlon aperçut une forme pâle debout sur un rocher. C'était saint Gwénolé. Le cheval passa comme un éclair. Mais le roi entendit derrière lui la voix tonnante du saint le poursuivre d'un cri : « Malheur à toi ! »
Enveloppé par la marée montante, Morvark avait grimpé sur un écueil. Le poil hérissé, le cheval regardait devant lui une chose terrible. A la lueur de la lune rouge, Gradlon vit le gouffre de Plogoff. La bouche d’enfer revomissait les vagues monstres englouties avec les brisants. A chaque hoquet, el1e rendait une forme humaine. Cadavre ou fantôme ? Gradlon reconnut les amants de sa fille. Ils jaillissaient du flot avec des gestes accusateurs, puis retombaient et semblaient appeler à la sarabande du gouffre la cruelle sirène, la femme-vampire, - toujours désirée ! « Sauve-moi ! » criait la fille de Gradlon, la tête cachée dans le manteau de son père. Mais Gradlon, fasciné par la vue du gouffre, dit à sa fille : « Regarde ! » Elle regarda ... Alors les mains glacées de Dahut se détendirent, elle lâcha prise et roula dans les vagues qui se disputaient pour la saisir. Aussitôt l'océan se calma. Il s'enfuit joyeux, emportant sa proie, avec le bruissement sourd d'un grand fleuve et le murmure d'une cataracte lointaine. La plage était libre. En quelques bonds sauvages, le cheval gagna le haut du promontoire.
Inerte et brisé, le vieux roi se retira à Quimper. Saint Corentin le prêcha. Gradlon, par lassitude, se laissa convertir à la foi chrétienne. Mais l'eau du baptême ne put chasser sa mélancolie. Il s'assit sur la paille, au fond d'un donjon, toujours hanté par sa fille. Morvark, de son côté, baissait la tête tristement ou mordait ses gardiens. Quand Gradlon mourut, son cheval devint sauvage de chagrin ; il rompit tous ses liens et courut sur la lande. Aujourd'hui encore, en de certaines nuits, les paysans entendent trembler leur cabane au trot de son sabot. Et le jour, pourquoi court-il les plages blanches d'écume ? Pourquoi le voit-on, au haut des falaises, flairant l'abîme et hennissant ? Que cherche-t-il, de ses yeux de feu, là-bas, sur l'océan couleur d'aigue-marine ? Sans doute ce que cherchent les marins, les bardes et les vagabonds, la fée Dahut qui peigne ses cheveux d'or au milieu des vagues, sur un écueil, parmi les goémons jaunes et blancs.
Edouard Schuré
(Les grandes Légendes de France
éd. Perrin,1892, 1919)
La fuite de Gradlon