Il vint surgir en nostre Bretagne, à la coste de Vennes, d'où il passa plus avant en terre ferme, cherchant quelque lieu propre à la retraitte & contemplation ; enfin, il s'arresta en une vaste forest au pays Vennetois, nommée Brenguilli, non gueres loin du Chasteau & Bourg de Rohan ; là il bastit une petite Cellule & un Oratoire, dans lequel il disoit, tous les jours la Sainte Messe ; lequel Oratoire est maintenant converty en une belle Eglise. Il étoit de haute stature, doüé d'une grande beauté corporelle, fort robuste de membres, vêtu d'un long Cilice n'usant d'autre nourriture que de pain, d'eau, & quelques legumages, distribuant le reste des viandes qu'on luy donnoit en aumône aux pauvres, ausquels il les cuisoit sans en manger morceau. Il passoit les nuits entieres en Oraison, & les jours à travailler de ses mains pour eviter l'oisiveté ; &, quoy qu'il fust grandement docte & lettré, il ne voulut de conversation parmy le monde. En ce temps-là, il y avoit un Seigneur fort puissant en la Paroisse de Noyale prés Pontivy, nommé Alvandus, homme fort crue], lequel retournant, un jour, de la chasse, appercevant S. Goneri qui disoit son service, le salua ; Le Saint estoit tellement attentif à son Office, qu'il ne l'apperçut & ne le resalua pas, dont ce Seigneur se sentit tellement piqué & offensé, qu'il dist à ceux qui le conduisoient : « Qui est celuy-là qui, sans mon congé, demeure sur mes terres ? Je vous asseure bien que je luy apprendray à qui il a affaire. » Son Senechal, qui lors estoit à sa suite, le voulut appaiser & luy dist que c'estoit un bon Prestre étranger qui avoit tout quitté pour l'Amour de Dieu & s'estoit retiré là pour faire penitence & prier Dieu pour le pays, homme fort doux & simple, la Sainteté duquel Dieu avoit manifestée par plusieurs grands Miracles. Alvandus ne se tint pas satisfait de cette reponse de son Senéchal, niais commanda à ses laquais & palfreniers de luy amener le Saint. Ces canailles, qui ne cherchaient que proye, s'encoururent vers la Cellule du Saint & l'ayant tiré hors, se ruerent sur luy, comme Loups affamez sur une pauvre brebis, les uns le frappans à coups de poings & de pieds, autres à grands coups de gaules de chasse & autres bastons, le battirent si outrageusement, qu'ils luy rompirent deux costes du costé droit & le laissérent pour demy mort. Le Senéchal, craignant que ces méchans garnemens ne fissent plus qu'il ne leur estoit commandé, les suivit le plûtost qu'il pût, ayant rendu le Seigneur Alvandus en son Manoir ; mais il n'y pût si-tost arriver qu'ils n'avoient joùé leur tour. Quand il vid le Saint en cét estat, il ne se pût tenir de pleurer, &, mettant pied à terre, chassa ces coquins, les menaçant d'étrener une corde celuy qui plus attenteroit à le toucher ; puis, luy tendant la main, le releva. Lors, l'heureux saint Goneri, se prosternant à genoux, la larme à l'oeil, supplia Dieu de leur pardonner cette offense, luy rendant graces de ce qu'il luy avoit plû luy faire l'honneur d'endurer quelque chose pour sa gloire. Mais Dieu vengea bien tost & bien rigoureusement cét outrage fait à son serviteur ; car tous ces garnemens devinrent, sur le champ, tous étourdis ; puis après, ils commencerent à trembler de tous leurs membres ils perdirent le veuë et la parole, & la teste leur tourna sur le col, la bouche leur demeurant ouverte, sans se pouvoir fermer en façon quelconque. Les miserables, sentans, à ce coup, la pesante main de Dieu sur eux, se jetterent à terre aux pieds du Saint, &, levans les mains au Ciel, montroient signes de repentance ; le Senéchal, voyant tout cela, monte hastivement à cheval & court à toute bride porter ces nouvelles à Alvandus, lequel s'en vint trouver le Saint, se jetta humblement à ses pieds, luy demanda pardon pour soy, & santé pour ses serviteurs.
Albert Le Grand
Vie des saints de la Bretagne Armorique